La tête qui tourne
Lorsque l'on évoque,
brièvement, l'existence d'un éventuel hip-hop made in Japan, il est
certain que 95 % des gens répondent "Dj Krush" directement suivi de
"J'aime bien les sushis quand même". De même qu'il est automatique que
99 % d'entre eux soient destabilisés lorsque l'on s'aventure un peu
plus loin avec un "Oui mais encore ?". Si la barrière de la langue se
présente comme une montagne insurmontable pour la plupart d'entre nous,
elle n'est en rien responsable des oeillères que nous nous complaisons
à conserver (surtout vous) afin de demeurer concentré sur du rap
anglo-saxon. Comme si la galaxie hip-hop se résumait à une seule
planète occupant tout l'espace.
Que ce soit dit: il existe, ailleurs, d'autres artistes qui méritent un tant soit peu d'intérêt. Au Japon, a fortiori.
Bien entendu, il est un cliché diffusé un peu partout qui présente les
Nippons comme d'habiles plagieurs de styles développés par le
Californien, le New-Yorkais et les autres. Si la singerie se répand
avec cocasserie sur les plateaux de télévision et autres shows
populaires, il en va de même que n'importe où: dans la rue, en bas,
certains s'activent. L'image du Vénérable Ancien s'étant impregnée sur
la rétine de petits japonais fan de manipulations platinesques et d'un
turntablism débridé, le sol fertilisé par les semences musicales
krushiennes aura permis l'émergence de petites pousses prometteuses.
Ainsi, l'apparition de multiples scènes japonaises allant du pur
classicisme "gangsta" à la déferlante de sons tous plus "expérimentaux"
les uns que les autres avec cette particularité d'un rap souvent peu
festif, des atmosphères pesantes et graves; forgé sur d'autres valeurs
que celle d'une musique noire américaine qui ne lui correspondrait pas
vraiment (*"suivez ma pensée" dit-il en s'attardant un bout de seconde sur la France....*).
Sans transition, j'aborde ainsi avec vous le cas de Dj Baku. De part
son patronyme et la petite introduction concoctée par mes soins, la
présentation sommaire de l'artiste ne viendra pas vous surprendre:
originaire de Tokyo, il découvre le hip hop grâce au film "Juice" (ndlr:
un film mettant en scène la vie de 4 lycéens dans un ghetto avec
notemment un des rôles principaux joués par Tupac Shakur). Il
commence à tâter du vinyl dés 1994. C'est du haut de ses 16 années
qu'il arpente les tréfonds undergroundesques de la métropole se mêlant
à la déferlante de battles et autres concours de djing. Néanmoins peu
doué pour cet exercice, il range bien vite ses aspirations de
compétition pour faire la tourner des clubs. C'est ainsi qu'il
rencontre Martin et SKE avec lesquels il va fonder le Dis-Defense Disc
Crew. S'en suivra un parcours des plus classiques; la production d'une
multitude de mixtapes vendues chez les disquaires de Tokyo puis
l'émergence d'un label, Dis-Defense Disc.
C'est avec lui que Baku va sortir 4 mixtapes puis deux 12" qui le
verront collaborer notemment avec Kan; mc japonais de son état. Mais
c'est le DVD "Kaikoo" sorti en juin 2005 qui va le sortir un peu du
circuit des sorties condifentielles: c'est en souhaitant mettre en
avant une partie de la scène indépendante tokyoïte que Baku va réussir
son coup en présentant des artistes peu connus du public. Fort de cette
réussite, il se lance dans la création de son premier album solo échoué
entre nos oreilles au début de l'été 2006: "Spinheddz".
16 rounds pour vous clouer au sol. Bien entendu, Dj Baku y fait montre
d'une grande maîtrise de son instrument de travail; notemment au
travers de scratchs endiablés; toute la panoplie du Dj est exposée
durant la petite minute de "Intro-LL". Nous voila avertis: ca
va débarouler sévèrement dans tous les sens pour ne laisser que peu de
répis à nos oreilles le temps d'un explicite skit "Can there be peace ?" agrémenté de quelques notes de piano auquuel Baku répond "Non", à la volée, par un "Devil approach"
détonant: rythmique endiablée, drums lourdes, distorsions dans tous les
sens sur lesquelles viennent se greffer l'écho de différentes voix
avant que le morceau ne s'emballe littéralement. Il en va de même sur
la majorité des morceaux de l'albums: outre ses prestations djesque,
c'est aussi la qualité des productions de Baku que l'on apprécie;
mêlant habilement ses scratchs aux sons électros qu'il exploite de
manière jubilatoire sur "Cannibal-Mix" ou sur "Eat";
morceau sur lequel pose un certain Hevi dont la voix grave et
caverneuse n'est pas sans rappeler celle d'un gros métaleux possédant
plus de la bête que de l'humain le temps de 4min25 angoissantes. Ayant
vu le jour en maxi au côté de "Cannibal-Mix", "Spin street"
est un petit bijou de head banging. Ce genre de morceau qui fait un
malheur dans une salle de concert surchauffée; un beat rythmé agrémenté
de samples de divers instruments; Baku jouant à coller et décoller les
différents sons sur nos oreilles pour un résultat des plus
appréciables.
Et ce ne sont pas les prestations des trois seuls mcs invités sur
l'album pour les ultimes morceaux de l'album (qui font davantage office
de bonus tant tout a déjà été dit durant les 13 premiers volets) qui viendront ternir le tableau avec,
entre autres, un Kan toujours égal à lui même (je vous recommande
d'ailleurs son album "Mitchisilbé").
"Spinheddz" est un condensé de richesses musicales. Les
productions du créateur sont variées, fouillées et ne tournent pas en
rond. Baku nous fait voyager avec passion au sein de son propre univers
musical bien souvent angoissant, évoluant toujours dans l'urgence,
aucun repos n'étant accordé à l'auditeur aventureux. Il va falloir
s'armer de courage. Néanmoins, les 16 morceaux présents s'enchaînent
avec flluidité au rythme des beats courant ventre à terre vers vos
oreilles, que ce soit à travers cet exercice d'un "88Experimental beat box", de la douce mélodie de "Vandalism" ou du planant "God, others, substance". Et la tête qui tourne à n'en plus pouvoir.
Une interview interessante de Dj Baku sur l'excellent Spin Science:
Interview Dj Baku